Syberia 3 : notre interview exclusive de Benoît Sokal – Gamer-Network

Annoncé depuis quelques années, Syberia 3 sera enfin disponible le mois prochain. Pour l’occasion, Microids nous a invité à découvrir le jeu et venir à la rencontre de son créateur, Benoît Sokal, avec qui nous nous sommes entretenus une bonne demi-heure.

syberia 3

Syberia 3 est annoncé pour le 20 avril sur PlayStation 4, Xbox One et PC – la sortie sur Nintendo Switch semble destinée pour la fin d’année – un soulagement lorsque l’on se souvient qu’il est évoqué depuis des années mais sans rien de concret jusqu’à 2016, année durant laquelle l’éditeur a accéléré la communication autour. Nous avons pu en avoir un aperçu jeudi dernier dans les locaux de Microids et en avons profité pour nous entretenir avec un Benoît Sokal en grande forme. Toujours aussi éloquent, il n’a esquivé aucune question et revisité en notre compagnie de nombreux sujets.

Gamer-Network : 13 ans depuis le dernier Syberia, qu’est-ce qui explique un temps aussi conséquent ?

Benoît Sokal : C’est un ensemble de facteurs. Après Syberia 2, il y a eu un changement de propriétaire et la transition a été plus ou moins difficile. J’ai aussi fondé ma propre société de jeu vidéo (ndlr : white bird productions) avec laquelle j’ai créé deux jeux (ndlr : Paradise et l’île noyée). Puis l’aventure s’est terminée. J’ai voulu refaire de la bande-dessinée pendant quelques années. Tout cela concerne des aventures humaines nées de rencontres. Je suis un auteur au départ, pas un businessman ni un chef d’entreprise donc certaines choses sont un peu aléatoires.

En parlant de bande-dessinée, vous avez pensé à un projet cross-platforme pour Syberia ?

B.S : Oui on l’a fait, elle sort à la fin du mois. Ce serait une bande-dessinée qui ne raconte pas l’histoire de Syberia mais plutôt un autre point de vue, d’autres angles, c’est complémentaire au jeu. Le cross-platforme est intéressant mais aussi compliqué. La bande-dessinée et le jeu vidéo sont deux milieux avec peu de perméabilité. On croit que ce sont des cousins naturels, que l’un est peut-être enfant de l’autre mais les passionnés de jeu vidéo n’ont pas forcément le temps de se consacrer à la BD et vice-versa. Ils ont chacun 24h dans leur journée et 100 euros dans leur porte-feuille. On ne peut pas être un grand lecteur de bande-dessinée et consacrer autant de temps aux jeux vidéo. Naviguer entre les deux milieux, c’était possible hier, cela le devient de moins en moins aujourd’hui.

Certaines licences s’arrêtent à une trilogie, est-ce le dernier Syberia que vous nous proposerez ?

B.S : En dehors des rencontres avec la presse en ce moment, j’écris Syberia 4. Parfois cela va très vite, les choses se suivent, il existe des ralentissements, des accélérations mais là non non. Cela représente même un jeu important pour moi.

La fin du 3 conditionne donc une ouverture vers un Syberia 4 ?

B.S : Non, ce n’est pas une suite. Syberia 1 et 2, l’un était clairement la suite de l’autre car j’avais écrit un jeu et pour des raisons économiques et de taille, on a dû le faire en deux jeux. Mais Syberia 3 tient en un jeu et Syberia 4 aussi.

syberia 3

Vous vous dites fascinés par l’Europe de l’Est, Kate Walker s’aventurera-t-elle toujours dans cette partie du monde ?

B.S : C’est vrai que c’est une région qui a un certain exotisme vénéneux pour moi, beaucoup plus que l’Amérique du Sud ou l’Afrique. Je suis attiré car mes parents étaient Autrichiens, mes grands-parents Ukrainiens… On est aspiré par d’où l’on vient et c’est une source d’inspiration. Ce n’est pas pour autant que Kate Walker ne peut faire des petits écarts dans les pays limitrophes. Mais cela représente tout de même une Europe de l’Est rêvée, fantasmée et qui devient une région qui ne doit rien à aucune région réelle. Cela devient un monde imaginaire et c’est cela qui m’intéresse. Souvent je commence l’histoire par imaginer le monde dans lequel l’histoire va se dérouler. Mon amorce c’est cela, les mondes imaginaires que l’on peut recréer et c’est pour cela que je suis arrivé dans le jeu vidéo, je suis fasciné par la 3D et l’image de synthèse, par sa possibilité de recréer des choses disparues ou rêvées et leur donner une espèce de vraisemblance extraordinaire.

Et comment vous expliquez qu’en Occident, dans les milieux culturels (cinéma ou jeu-vidéo), on utilise souvent l’Europe de l’Est ou la Russie comme un ennemi pour créer une rivalité Américano-Russe et que l’on ne creuse pas plus en profondeur comme vous faites.

B.S : C’est un peu la Guerre Froide qui a voulu cela et James Bond. Evidemment, ce n’est pas la réalité, il n’existe pas les bons Américains et les mauvais Russes. En plus, les Russes sont vraiment fans de Syberia, le nom en lui-même les flatte. Je suis personnellement très sensible à leur littérature, leur culture, leur peinture en général. Ils ont un autre rapport à la politique, la démocratie. C’est simpliste de dire que l’Europe et l’Amérique ont les mains propres et la Russie sont les grands méchants. Je pense que cette vision n’a plus sa place aujourd’hui…

La bande-son a considérablement marqué les joueurs dans les précédents jeux et vous avez refait appel à Inon Zur. Cela n’a pas été compliqué de le convaincre de revenir ? Quelle est votre relation avec ?

B.S : Pas du tout. Nous avons la même sensibilité et lui aussi a des ancêtres de ce côté-là. Sur les musiques et les sons, nous sommes très vite d’accord. Personnellement, je ne suis pas un musicien du tout, j’ai aucune sensibilité musicale, je suis comme handicapé de ce côté. J’ai davantage une culture de musiques de films, des peuples premiers, des goûts spéciaux en soi. Avec Inon Zur, on discute de tas de choses, on écoute des sons. J’avais enregistré de la musique d’éleveurs de rênes mongols, j’ai fait écouter cela et bien d’autres choses qu’évoque Syberia 3, en lui précisant ce vers quoi le jeu se dirige. Après, je lui laisse faire son boulot. J’évoque avec mes mots, mes références mais pas avec des notes de musique. Je pense qu’il adhère plus que professionnellement à Syberia 3. Nous avons la même sensibilité sur ces choses et tant mieux.

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Passons à un tout autre sujet. Depuis quelques mois, il existe une prise de conscience sur le « statut » de la femme dans le jeu vidéo. Kate Walker est dans le paysage depuis bien des années mais ce sont des figures plus emblématiques comme Lara Croft qui a considérablement évolué en terme d’image. Même les joueuses se font davantage entendre de nos jours. Que pensez-vous de cette évolution ? Avez-vous perçu un changement notable ? Et où situez-vous votre héroïne ?

B.S : Lorsque j’ai créé Kate Walker, j’ai réfléchi à son passé. Son histoire est celle d’une femme qui largue les amarres par un concours de circonstances et qui comme quelque chose qui n’aurait plus d’attraction, ne serait plus sur une orbite quelconque (professionnelle ou amoureuse), qui voyage indéfiniment. Le fait que ce soit une femme, pourquoi pas. Je trouvais qu’une femme était de meilleure compagnie pour moi, ça m’intéresse davantage de fréquenter pendant plus de 3 ans de production une femme qu’un homme (rires…). La façon dont elle appréhende les problèmes est plus intéressante, raconte plus de choses. J’essaie simplement d’avoir un personnage qui est apte, à terme, à acquérir beaucoup d’épaisseur. Cela doit être un personnage assez neutre parce qu’il doit se retrouver dans diverses situations et rencontrer un tas de personnes. Quelqu’un qui a un trop fort caractère ne peut pas se permettre d’entrer n’importe où. C’est pour cela que souvent nous avons affaire à des policiers, des reporters, des gens qui ont socialement la faculté d’aller dans plein de milieux différents. Quelqu’un qui est trop spécialisé ne peut se rendre que dans sa spécialisation, cela pose problème.

Puis, je trouve que des personnages comme Lara Croft, ou d’autres plus caricaturaux, ce ne sont pas des femmes mais des mecs avec des attributs féminins… Autant faire un mec dans ce cas. Mon but, c’est de faire en sorte que le personnage ait plus de profondeur, de raconter ce qu’ils sont avant, leur passé, l’école qu’ils ont fait, les amis qu’ils ont eu. C’est comme cela que l’on créé le personnage le plus crédible possible. Ce n’est pas évident dans le jeu vidéo mais mon but est de créer un personnage de plus en plus dense, avec une épaisseur psychologique de plus en plus crédible.

Aujourd’hui, de plus en plus de studios créent cette épaisseur psychologique pour les personnages féminins, peut-être pour que les joueuses, de plus en plus nombreuses, s’identifient davantage à elles…

B.S : Sans doute. Je sais personnellement que Syberia a une grosse clientèle féminine. Ce n’est sans doute pas par hasard. Ce n’est pas une question de sexualiser un personnage, chacun son type de féminité. Je trouve que Kate Walker correspond assez bien à ce que je trouve être la femme idéale, physiquement en tout cas. Il ne faut pas que cela soit comme un masque. S’il y a trop de sexualité, il n’y a rien d’autre. Ce n’est pas non plus ce que l’on recherche.

La console Nintendo Switch est sortie il y a quelques jours. Avez-vous jeté un oeil à la machine ? (Syberia 3 sortira en fin d’année dessus)

B.S : Pas encore, je n’ai pas eu le temps. Plus il existe de consoles qui accueillent Syberia 3, plus c’est positif.

Des joueurs expriment souvent ses caractéristiques moins puissantes que la PS4 et la Xbox One. Regrettez-vous cette obsession d’un certain public pour le graphisme haute définition à outrance ou partagez-vous leur point de vue ?

B.S : Plus la machine est puissante, plus la possibilité d’avoir des images parfaites est grande, cela me plaît et c’est une évidence. Je dirais que j’ai tendance à ne jurer que par cela aussi quelque part. J’essaie de créer l’univers graphique le plus crédible possible, auquel le joueur va le plus adhérer. Quelque part, lorsque l’on raconte une histoire, on commence comme cela. On dit « il était une fois » et on prend ce qui était un lecteur au 19è siècle, un spectateur au 20è et un joueur au 21è et toujours par la même manière, par la peau du cou. On l’emmène dans son histoire et on le projette dedans. Il faut qu’il adhère le plus possible à cet imaginaire. Par conséquent, on a besoin des meilleures armes possibles. Si demain, vous me donnez 10 fois le budget que j’ai eu pour Syberia, avec des consoles qui ont 10 fois plus de capacité, je signe tout de suite. Cela ira dans le sens d’une plus grande immersion.

Du coup, vous avez regretté de ne pas avoir un plus grand budget pour Syberia 3 ? Votre processus de création était-il bloqué à cause de ces contraintes financières ?

B.S : Cela ne m’a pas bloqué, c’est simplement que tout le monde veut un budget énorme. Mon but n’est pas de dire que cela me suffit, c’est plus un langage d’éditeur. Mon rôle, c’est de dépenser des sous, de faire la plus belle chose possible avec ce que l’on me donne.

Et nous remercions Benoît pour le temps qu’il nous a consacré.

Entretien réalisé le 9 mars dernier par Lesaulnier Brian dans les locaux de Microids à l’occasion d’une journée preview autour de Syberia 3.